4 - Cette relation de la mémoire à la vue est exemplairement présente dans le livre devenu classique que Frances Yates a consacré, en 1966, à "L'art de la mémoire" (5). Il s'agit ici de ce qu'on appelle, pour la distinguer de notre faculté spontanée, naturelle, la mémoire artificielle, et qui relève d'une entreprise méthodique - une mémoire travaillée, construite comme un édifice à la fois fonctionnel et symbolique, souvent ésotérique. Un édifice qui s'ancre dans l'art de la rhétorique et trouve sa référence historique majeure dans le De Oratore de Ciceron, qui se développe dans un faisceau de méthodes singulières, qui tend parfois à se hausser à la hauteur d'une construction logico-métaphysique, et qui vient nourrir sous des formes diverses les traditions gnostiques de la Renaissance. Frances Yates propose, avec "L'art de la mémoire", une perspective éclairante sur l'oeuvre de théoriciens comme Ramon Lulle ou Giordano Bruno, qui fait écho dans la modernité leibnizienne comme dans la poésie de Dante ou l'architecture des théâtres Elizabethains.

Au delà de l'exercice mnémotechnique, l'art de la mémoire engage la façon dont s'organisent réciproquement les champs de la connaissance, de la représentation de l'espace et de la relation aux images. Né de la rhétorique antique dont il est une partie constitutive, il élargit sa portée jusqu'à mettre en oeuvre les modalités d'une organisation de la connaissance du monde dans sa relation aux principes qui commandent nos facultés de connaître, et il devient le lieu privilégié d'une pensée active - directement opératoire - des formes de la représentation. L'art de la mémoire recouvre une multiplicité de tentatives et d'élaborations à la fois théoriques et pratiques, qui toutes puisent dans un fond commun. C'est que dans la diversité de ses manifestations, il s'appuie sur un principe fondamental, un schéma fonctionnel que Frances Yates présente dès le début de son livre: "Il n'est pas difficile de saisir les principes généraux de la mnémonique. Le premier pas consistait à imprimer dans la mémoire une série de "loci", de lieux. Le type le plus commun, sinon le seul, de système mnémonique de lieux était le type architectural. C'est Quintilien qui donne la description la plus claire du procédé. Pour former une série de lieux dans la mémoire, il faut, dit-il, se rappeler un bâtiment, aussi spacieux et varié que possible, avec l'atrium, la salle de séjour, les chambres à coucher, les salons, sans omettre les statues et les autres ornements qui ornent les pièces. Les images qui doivent rappeler le discours - comme exemple, on peut, dit Quintilien, utiliser une ancre ou une arme - sont alors placées en imagination dans les lieux qui ont été mémorisés dans le bâtiment. Cela fait, dès qu'il s'agit de raviver la mémoire des faits, on parcours tous ces lieux tour à tour et on demande à leur gardien ce qu'on y a déposé." C'est ce que Jacques Roubaud, dans un petit livre, "L'invention du fils de Leoprepes" (6), publié trente ans après celui de Frances Yates, reprend avec force : "Le principe de la constitution des images est une traduction, réglée et systématique, de la totalité des objets et des événements du monde en visions. Car l'Art de la Mémoire est avant tout un art de la vue. Et nous devons nous exercer à tout traduire ainsi : les récits, les discours, les poèmes, les enchaînements de la mathématique, les symphonies, les photographies, les films même, les lettres, les nombres, les concepts, les objets inanimés autant que les êtres vivants, leurs actions, leurs émotions, le parfum de la rose aussi bien que son nom. Tout. Mais pas n'importe comment. Il faut réduire chaque événement mémorable en éléments, accrocher ces éléments à des images-supports en des lieux appropriés. Il s'agit de deux temps distincts, chacun d'eux indispensable." Et il souligne les trois niveaux que ce principe met en oeuvre : celui de l'image, qui sera attachée au souvenir, celui des "lieux", dans lesquels sont placés les images, celui de la topologie qui commande la circulation entre les lieux. La mémoire artificielle est une modalité méthodiquement organisée d'articulation mentale du temps et de l'espace.

Dans les cinq conférences qui constituent "L'invention du fils de Leoprepes", si Jacques Roubaud revient sur les traces de Frances Yates, c'est dans une perspective tout à fait différente de la sienne, dans une démarche de poète et de penseur du langage. Il entreprend de tracer un chemin à la fois fictionnel et théorique dont le but est de montrer le lien entre les arts de la mémoire et l'invention de la poésie, ou plutôt, entre les formes de la mémoire et le renouvellement de l'activité poétique comme activité de production libre du sens, à l'âge de l'écriture et de la constitution de savoirs différenciés et autonomes. On peut dire que Roubaud, en parcourant les voies par lesquelles se tracent les devenirs de la poésie, cherche à aborder à sa façon la question du passage entre une société traditionnelle, où les savoirs participent d'une pensée sinon unifiée en tout cas indivisée, à une société dans laquelle les connaissances se distinguent les unes des autres en se constituant dans des champs disciplinaires distincts, lesquels donneront lieu aux différentes "sciences".

Le chemin que parcourt Roubaud est savant, et il revendique pour sa démarche la liberté du conte. Il ne s'agit pas ici de produire une démonstration, ni d'apporter une preuve historique, mais de faire apparaître ce qui se noue, dans la temporalité propre des constructions mnémoniques, d'une opération d'écriture et d'invention. La démarche de Roubaud n'est donc pas gratuite, et l'idée qui est avancée doit être prise au sérieux. En réalité, ce que Roubaud revendique du conte dans sa démarche, c'est une relation bien particulière à la vérité. Il ne s'agit pas de dire que le conte ment, c'est à dire qu'il dit le faux en nous faisant croire que ce qu'il dit est vrai, mais que la vérité du conte lui est propre et en quelque sorte consubstantielle, différente de la vérité du discours purement rationnel. Cela nous est dit dès le quatrième paragraphe du texte : "Le conte dit toujours vrai. Ce que dit le conte est vrai parce que le conte le dit. Certains disent que le conte dit vrai parce que ce que dit le conte est vrai. D'autre que le conte ne dit pas le vrai parce que le vrai n'est pas un conte. Mais en réalité ce que dit le conte est vrai parce que le conte dit que ce que dit le conte est vrai. Voilà pourquoi la conte dit vrai." Cette proposition est amenée de façon suffisamment abrupte et provocante pour pouvoir laisser croire qu'il s'agit d'un effet de style. Une façon de revendiquer la liberté du poète dans une investigation qui le conduit sur le terrain de l'historien, du philologue et du philosophe. Mais il se trouve que le conte, d'une certaine façon amorce ce qui fait l'objet du livre, comme on allume une mèche, au moins sous la figure, non tant de la poésie elle-même, mais d'une certaine façon de considérer la poésie, que justement Simonide, fils de Leoprepes, inaugure. La poésie n'est plus expression d'une relation au divin, énonciation de la vérité, mais construction langagière, ou plus exactement, construction dans la langue, de la langue.

Il en résulte que deux figures, très proches l'une de l'autre, au point que Roubaud doit affirmer explicitement leur différence, reviennent sous deux noms et à deux places : sous le nom de "conte", comme un ordre du discours revendiqué par l'auteur comme définissant le statut de son texte ; sous le nom de poésie, comme ce qui en constitue la visée. Ces figures, qui se font écho d'une place à l'autre du texte et le soudent dans un faux jeu de miroir, engagent quelque chose que j'appellerais la fiction. Sous des formes différentes, et à des places chaque fois distinctes, elles ne cessent de revenir tout au long des cinq conférences qui constituent "Le fils de Leoprepes". Disons aussitôt que ce que met en jeu la fiction, c'est une certaine façon de faire jouer la distance dans une construction. La vérité est ce que creuse cette distance, ce qu'elle fait apparaître, ou si l'on préfère ce qu'elle met en oeuvre. Elle est posée dans le conte : "Le conte dit toujours vrai"; elle est soustraite par la poésie : "La poésie dit ce qu'elle dit en le disant". Ce à quoi Roubaud ajoute : "Attention! : je ne dis donc pas que la poésie ne dit rien, dans l'absolu; qu'elle est vide, qu'elle est néant, un flatum voci, un simple bruit; ni qu'elle dit quelque chose, quoi que cela soit, du simple fait de le proférer, que c'est la seule profération qui est son sens et sa vérité (c'est là le contresens ou détournement sophiste : la poésie n'est pas le conte). Je dis que ce que dit la poésie n'est pas accessible par les mêmes moyens que ceux employés pour la pensée ou le savoir, n'est pas analysable, discutable, descriptible".

L'enjeu est bien de savoir quel est ce moyen que mobilise la poésie qui ne relève pas de la pensée conceptuelle ni du lien logique. Le noeud du texte de Roubaud se tient dans la triple attribution faite à Simonide, en particulier par Ciceron lui-même dans son De Oratore, de l'invention des arts de la mémoire, de l'instauration de la poésie comme discipline autonome et de l'écriture des voyelles dans l'alphabet grec. En réalité, bien d'autres choses sont attribuées à Simonide, mais je n'en retiens que ces trois là, parce que c'est d'elles qu'il est essentiellement question dans le discours de Roubaud. Simonide aurait modifié l'idée que l'on se fait de la poésie et la façon d'en faire. Avec lui, le poète cesse d'être celui qui dit la vérité. Il rompt avec un modèle culturel qui place la poésie au coeur de la transmission du savoir. Il s'écarte de ce qui fait la vie de cultures traditionnelles de tradition orale, où le poète est en même temps un sage, et le poème un legs de connaissance. Il fait de la poésie un simple métier, susceptible de rapporter de l'argent. C'est lui qui aurait le premier comparé la poésie avec la peinture et désigné la poésie comme un art d'illusion. Il aurait dit que "la parole est l'image de la vérité", dans l'esprit d'un rapprochement entre image et apparence, apparence et artifice. Bref, Simonide laïcise la mémoire comme la poésie en introduisant un dispositif mental qui articule, dans l'exercice de la rhétorique, mémoire et image, poésie et langage. Ce qui fait pont entre ces quatre éléments, c'est l'écriture alphabétique, dont Simonide aurait parachevé le système, en faisant une notation exacte de la parole. Or par l'écriture s'opère le déplacement du vecteur bouche/oreille vers le vecteur oeil/oreille.

Suivons Roubaud : "La poésie dont je parle est composée pour un oeil-oreille. La poésie, cette idée de la poésie, se présente comme intimement liée (elle l'était déjà dans la conception antérieure, dans toute poésie) à la langue, par la mémoire. Mais elle emploie une modalité essentiellement neuve de cette liaison : elle fait intervenir autant la langue écrite que la langue parlée. La distinction principale n'est pas alors celle qui oppose l'oral à l'écrit mais celle qui fait jouer, sans les confondre, une mémoire externe à la mémoire intérieure, où la poésie doit se retrouver, pour vivre".
Ou encore : "Les arts de la mémoire (c'est la supposition du conte) ont été inventés pour permettre l'intériorisation visuelle de la poésie. La formule simonidienne, "La peinture est une poésie silencieuse et la poésie une peinture qui parle" se lit alors non comme une assimilation métaphorique (d'intérêt fort douteux) entre ces deux arts, mais comme l'affirmation d'une double flèche d'équivalence qui va de la vue à l'ouïe, assurant la nécessaire mise en mémoire des données fournies par un sens comme par l'autre."

Si l'on veut résumer ce qui s'articule entre l'invention de la poésie, sur un mode Simonidien, celle de l'alphabet et celle des arts de la mémoire, il nous faut sans doute un peu forcer le trait, au risque de malmener Roubaud. Au centre donc se trouve l'invention de l'écriture syllabique et avec elle le processus d'extériorisation de la connaissance par lequel se constitue du stock de savoir, indépendamment des formes interindividuelles de la transmission orale de maître à disciple, mais aussi souplement qu'elle, à partir du moment où : "l'alphabet grec archaïque est la première vraie traduction visuelle de ce qu'on entend quand on entend une langue". Ce qui signifie que ce que l'écriture est à même de fixer, ce ne sont pas seulement des informations ou des données que la parole pourra restituer autrement et par ailleurs, dans un récit parallèle, c'est la parole elle-même dans un usage particulier qui est par là-même inventé, son usage "écrit". Cela signifie qu'en même temps que dans l'écriture la langue trouve un moyen d'enregistrement par la notation, elle se sépare selon ses usages en deux modalités, orale et écrite, dont les régîmes se distinguent. C'est l'une des conditions, mais certainement pas la seule, d'une réorganisation du savoir qui voit apparaître des champs autonomes et séparés, les mathématiques, l'astronomie, l'histoire, la philosophie, etc. et qui renvoie la poésie à une place particulière comme usage singulier du langage pour lui-même. L'écriture, devenue notation arrêtée de la langue (mais d'une langue utilisée dans un usage particulier), au contraire de la poésie orale dont la transmission est mouvante et multiple, se réactive comme forme intérieure vivante et génératrice d'impressions, de sensations, d'émotions par une activité imageante et autonome qui lui est propre. Les arts de la mémoire s'appuient sur cette dynamique génératrice de l'image comme instance de passage entre mémoire extériorisée et mémoire intérieure et, du coup, ils sont conçus par Roubaud comme ce qui nourrit en retour l'imaginaire poétique à l'âge de l'écriture. Disons cela encore plus schématiquement : avec l'écriture, c'est à une extériorisation de la mémoire que nous avons affaire. Cette extériorisation ouvre la perspective d'une réintériorisation poétique du langage.

5 - Il faut rappeler que ce qui se joue dans l'apparition de l'écriture, en même temps qu'une crise de la mémoire, engage une crise de l'autorité. La transmission orale traditionnelle est indissociable d'une relation personnelle de confiance et d'obéissance entre un maître et son disciple, une relation durable et continue qui se construit dans le temps. C'est bien ce dont témoignait Platon dans le Phèdre. Le passage est extrêmement célèbre, et Frances Yates le reprend largement. Il est important de le rappeler ici, ne serait que parce que, d'une certaine façon, il est au commencement d'une longue série de critique des techniques, en particulier de celles qui touchent aux fonctions cognitives et à la mémoire. Il prend la forme d'un récit, récit selon lequel Teuth, ancien dieu égyptien auquel on attribue l'invention de la numération et du calcul, de la géométrie et de l'astronomie, du trictrac et des dés, et enfin de l'écriture, serait venu rendre visite au roi Thamus (Ammon) qui régnait sur Thèbes, pour lui faire part des arts qu'il avait inventés. A propos de l'écriture, il lui dit :
"Voici, ô Roi, une connaissance qui aura pour effet de rendre les Égyptiens plus instruits et plus capables de se remémorer : mémoire aussi bien qu'instruction ont trouvé leur remède !"
Et le roi de répliquer :
"Incomparable maître des arts, ô Teuth, autre est l'homme qui est capable de donner le jour à l'institution d'un art; autre est celui qui l'est d'apprécier ce que cet art comporte de préjudice ou d'utilité pour les hommes qui devront en faire usage. A cette heure, voilà qu'en ta qualité de père des caractères de l'écriture, tu leur as, par complaisance pour eux, attribué tout le contraire de leurs véritables effets ! Car cette connaissance aura pour résultat, chez ceux qui l'auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu'ils cesseront d'exercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans l'écrit, c'est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes qu'ils se remémoreront les choses. Ce n'est donc pas pour la mémoire, c'est pour la remémoration que tu as trouvé un remède. Quant à l'instruction, c'en est la semblance que tu procures à tes élèves, et non point la réalité : lorsqu'en effet avec ton aide ils regorgeront de connaissances sans avoir reçu d'enseignement, ils sembleront être bons à juger de mille choses, au lieu que la plupart du temps ils sont dénués de tout jugement : et ils seront en outre insupportables, parce qu'ils seront des semblants d'hommes instruits, au lieu d'être des hommes instruits !" (7).
Et l'on retrouvera chez Platon la comparaison de l'écriture et de la peinture, mais dans un tout autre usage que chez Simonide :
"C'est que l'écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, tout comme la peinture. Les produits de la peinture sont comme s'ils étaient vivants; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. On pourrait croire qu'ils parlent en personnes intelligentes, mais demande leur de t'expliquer ce qu'ils disent, ils ne répondront qu'une chose, toujours la même. Une fois écrit, le discours roule partout et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celle des profanes, et il ne sait plus distinguer à qui il faut, à qui il ne faut pas parler. S'il se voit méprisé ou injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père; car il n'est pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même."
Chez le Simonide de Roubaud, la comparaison de l'écriture avec la peinture s'inscrivait dans une perspective dynamique. Il s'agissait de faire apparaître le mouvement qui conjugue l'extériorisation de la langue par l'écriture et l'intériorisation mentales des images. Chez Platon, elle permet de souligner l'inertie fondamentale de l'image, son immobilité et sa passivité. L'image fixe la représentation, elle l'arrête et la fige.

Ainsi, l'opposition du dedans et du dehors pose deux autres questions qui lui sont en quelque sorte solidaires : celle de la relation du stock au mouvement, celle de la relation de la connaissance au pouvoir. D'un côté, on a la figure platonicienne d'une connaissance intériorisée, maîtrisée, et son opposition à une fausse connaissance dont les éléments restent étrangers - extérieurs et figés. On a l'opposition entre la figure du dialogue (de l'âme avec elle-même, du disciple avec son maître) et celle d'une utilisation univoque et rigide de la connaissance. Mais cette figure est inséparable d'un certain type de relation à l'autorité et à l'exercice du pouvoir qui est très clairement aristocratique et qu'elle peut servir à dissimuler. Dans le modèle platonicien, l'acquisition de la connaissance est indissociable de la relation à un maître, et cette relation est une initiation qui suppose un choix - le choix du maître de la part de l'élève, bien évidemment, mais aussi et d'abord le choix de l'élève par le maître comme engagement d'un processus de cooptation. Ici la connaissance n'est pas librement accessible, elle n'est pas disponible. Elle l'est d'autant moins qu'elle est indissociable d'un travail de dévoilement des illusions dans lesquelles chacun d'abord est plongé. Elle est indissociable de la relation à une autorité - ce qui induit la question de la nature de cette autorité - et à une intégration dans un certain type de hiérarchie intellectuelle.

De l'autre côté on a la figure que représente Teuth dans le texte du Phèdre, qui voit dans l'écriture le moyen de rendre la connaissance potentiellement accessible à chacun, disponible dans le texte qui la conserve. Ce que lui reproche Platon par la voix de Thamus, c'est de substituer la relation au texte à la relation au maître. La question de l'écriture est ainsi liée au mode de relation dans lequel s'inscrit la transmission. La mémoire orale se transmet dans le foyer de la relation personnelle entre le maître et ses disciples. L'écriture dissocie dans le temps comme dans l'espace cette relation. Elle n'est plus pour Platon qu'une image, au sens où l'image est conçue comme une imitation, une dégradation ontologique et épistémologique. Or cette dégradation est indissociable de la dissolution de la relation politique de maîtrise et d'exercice de l'autorité. Une relation que Platon ne peut concevoir d'inverser : le disciple sans maître est sans défense, c'est une victime potentielle de tous les fabricants d'illusions - les faux maîtres, l'opinion, etc. Mais, on l'a vu, l'envers de cette relation est aussi visée : avec l'écrit, le maître ne peut plus choisir à qui il s'adresse, n'importe qui peut accéder au savoir, dès lors qu'il sait lire (et c'est bien pourquoi l'accès à la lecture est un enjeu fondamental, comme l'accès aux textes eux-mêmes). Ce qu'assure évidemment la relation traditionnelle de la transmission orale, c'est la cooptation des détenteurs du savoir, c'est la reproduction de l'aristocratie de la connaissance. A l'opposé, l'écriture est riche d'une potentialité démocratique dans laquelle la capacité de chacun est relayée par l'extériorisation du stock et pour laquelle le choix du maître - le choix de son disciple de la part du maître - est aboli comme relation personnelle. Bien évidemment, la position platonicienne s'appuie sur une conception de la mémoire conçue comme réminiscence, et cette conception de la mémoire peut être comprise comme l'affirmation de l'universalité de la raison en chacun. Reste que la question de la transmission relève quant à elle d'un modèle aristocratique que l'écriture vient potentiellement bousculer et qui soulève la question de l'exercice de l'autorité dans le champ de la connaissance.

Curieusement, l'image joue un rôle essentiel dans cette confrontation : dans un cas, chez le Simonide que nous décrit Roubaud, elle est un embrayeur qui articule la mémoire extériorisée dans le texte et la mémoire intérieure, tissée de subjectivité ; dans l'autre, celui de Platon, elle est un obstacle, elle bloque et dévalue la relation à la connaissance, elle fait écran à la vérité. La figure de la liberté assurée par l'exercice de la mémoire est alors divisée en deux représentations concurrentes : d'un côté il y a la liberté de celui qui porte avec lui son savoir, celui qui n'a besoin d'aucune prothèse parce que sa mémoire lui assure l'autonomie. D'un autre côté il y a la liberté de celui qui n'est pas alourdi dans sa pensée par ce qui s'impose à lui d'un savoir indissociable de ses règles et de sa tradition, ni des limites que lui impose la capacité individuelle à mémoriser, mais qui peut circuler dans un stock infini avec lequel la distance du recul est toujours possible. Dans notre façon actuelle de nous poser ces questions, le modèle rousseauiste de la critique d'un homme dépendant de toutes ses prothèses n'est pas sans peser fortement, d'autant qu'il se mêle a une certaine nostalgie des cultures traditionnelles que nous voyons disparaître. C'est bien l'intérêt de Leroi-Gourhan, l'un des premiers à penser la mémoire comme un processus d'extériorisation, tout en s'inquiétant de ce que les prothèses cognitives peuvent permettre d'une intégration par la voie artificielle dans une collectivité homogénéisée, que d'avoir en même temps pensé l'extériorisation technique comme une libération de l'esprit des contraintes, elles aussi fortement intégratives, et des limites d'une mémoire intérieure.

On voit donc bien l'ambivalence du débat : la mémoire artificielle est évidemment intérieure, mais elle répond à un texte extérieur (ou a une expérience pensée comme un texte, ramenée à son "texte"), elle se constitue vis à vis de lui. Et elle n'en reste pas moins le produit d'une méthode et de son exercice, prise dans le cadre d'un art et de ses normes, originellement celui de la rhétorique. Cette mémoire est personnelle, elle vit dans l'esprit, mais elle passe par le détour d'éléments d'une certaine façon externes et issus de la tradition - les lieux de l'architecture, les images et la typologie d'une iconographie pour une bonne part conventionnelle, les règles apprises et respectées de l'ordre du discours, etc. - qui sont assimilés, intériorisés. Cela signifie qu'il y a un poids de ces formes qui pose le problème de la liberté de celui qui en fait usage. Dans le même temps, l'art de la mémoire est déjà une façon de se libérer de l'assujetissement à ce qu'on a appris par coeur et qui impose la répétition de la forme traditionnelle, l'assujettissement à la linéarité de la récitation. Il se propose comme une méthode qui permet de dessiner les chemins d'une circulation dans l'accumulation des souvenirs. C'est justement en ce sens que la bibliothèque, et davantage encore l'encyclopédie, s'inscrivent dans la continuité de la recherche entreprise dans l'art de la mémoire, alors même qu'ils s'opposent dans leurs moyens et dans la relation du pouvoir au savoir.

On pourrait considérer ces différents cas de figure comme différentes modalités de la relation entre l'individu et la collectivité. La mémoire orale fait de l'individu le porteur d'une parole essentiellement collective. L'écrit, en extériorisant la connaissance, individualise potentiellement le sujet dans une relation de face à face avec le texte. Ou plus exactement, il le fera à partir du moment où il trouvera dans l'imprimerie la modalité industrielle de son existence, car l'écrit, sous sa forme première de manuscrit, de copie longuement reprise sous les voûtes des monastères, reste largement assujetti à une hiérarchie étroite qui en restreint et en code rigoureusement l'accès. Peut-être est-ce la raison pour laquelle la mémoire artificielle semble occuper une position médiane. Si l'on accepte l'idée de sa solidarité avec l'écriture, et d'une façon plus générale avec quelque chose qui est de l'ordre du texte, elle semble beaucoup tenir au caractère traditionnel de la mémoire "intérieure". La mémoire artificielle semble assez logiquement attachée au manuscrit. Et elle ne peut se construire que dans l'exercice d'une méthode certes commune dans son schéma, mais parfaitement personnelle dans les modalités de sa mise en oeuvre. A chacun de déterminer selon son expérience et ses traits particuliers la géographie des images qui lui permettront de fixer dans son esprit la matière à mémoriser. On peut dire les choses autrement. Parce que dans la mémoire orale le savoir commun n'existe que sous une forme intériorisée et intégrée à la personne même, elle n'autorise que peu de distance entre le sujet et le récit collectif. Au contraire, l'écriture contribue à détacher l'individu des connaissances qui pourtant contribuent à le constituer. Avec l'imprimerie, elle permettra à chacun de constituer sa propre bibliothèque, elle fera de la bibliothèque un acte de création, une construction à la fois intellectuelle et poétique. Mais avant cela, la mémoire artificielle peut apparaître comme le compromis d'une appropriation individuelle d'un monde textuel par nature réduit à la rareté et indissociable d'une autorité politique ou morale.

Jean Cristofol, 2008-2009

La reine rouge, séquence3 - L'encyclopédie comme projet.